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Quand les Portugais découvrent le Japon au XVIe siècle et bouleversent la vie de l'archipel

Le 23 septembre 1543, les habitants d'une petite île japonaise, dans l'archipel des Ryukyu, voient arriver un grand vaisseau. Les autochtones, qui n'ont jamais vu de caravelle portugaise, sont tout simplement stupéfaits. Et cette rencontre va bouleverser à jamais la vie de l'archipel.

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Le peintre Kano Naizen (1570-1616) s’est rendu célèbre grâce à ses peintures sur paravents. Parmi les scènes qu’il a représentées, celle de l’arrivée des «Barbares du Sud», les Européens, à bord de leur nef. (CPA Media Pte Ltd/Alamy Stock Photo.)

Par Laurent Vissière

Publié le 8 févr. 2021 à 18:26Mis à jour le 20 août 2023 à 13:27

Si le nom du Portugal n'évoque rien au Japon, l'inverse n'est pas vrai. Depuis le XIVe siècle, les Européens rêvent de cette grande île, que Marco Polo a fait connaître sous le nom de Cipango - le terme transcrit le chinois Juh-pen-kuo (« pays du Soleil-Levant »). Dans le Livre des merveilles du monde, le Vénitien évoque en effet une île merveilleuse qui serait peuplée de beaux hommes blancs et hérissée de temples aux toits d'or. Il n'y a jamais mis les pieds et raconte un peu n'importe quoi, mais ses lecteurs fantasment à l'idée d'aller conquérir le « fabuleux métal que Cipango mûrit en ses mines lointaines ». Les géographes médiévaux situent l'île à mi-chemin entre les Açores et la Chine et, en 1492, Christophe Colomb compte bien y faire escale. Il identifie d'ailleurs Cipango avec Cuba d'abord, Hispaniola ensuite. Mais jusqu'au soleil levant, il y a encore du chemin ! Et ce sont les Portugais qui vont le parcourir. Depuis que Vasco de Gama a ouvert la route maritime de l'Inde (1497-1499), leurs caravelles se mettent à sillonner toutes les mers d'Orient. Mais les distances et les risques sont tels que la Couronne portugaise se préoccupe de sécuriser ces routes maritimes.

L'argent du Soleil-Levant

Sous l'énergique impulsion d'Afonso de Albuquerque (1453-1515), les Portugais conquièrent et fortifient des ports stratégiques - Ormuz (1507), Goa (1510), Malacca (1511). Depuis cette dernière ville, ils ne tardent pas à atteindre les ports chinois, où ils troquent, entre autres denrées, le poivre de Java, les bois aromatiques et l'encens d'Indochine contre de la soie et de la porcelaine. Avec leurs navires puissants et bien armés, les Européens acquièrent rapidement une place de choix à l'intérieur de l'immense marché asiatique. Ils n'atteignent pas tout de suite l'archipel nippon, très excentré par rapport à leurs bases. Mais, au début des années 1540, de nouvelles perspectives vont se présenter.

En premier lieu, les Chinois, exaspérés par la piraterie japonaise, décident de cesser tout contact avec l'archipel. Or, les Japonais demeurent très demandeurs de produits chinois, notamment de soie, et les Portugais, étrangers à leurs querelles, vont servir d'intermédiaires. De plus, à partir de 1542, l'exploitation de nouvelles mines au Japon entraîne une énorme production d'argent, dont les Européens sont toujours très friands. Par l'odeur de l'argent alléchés, les Portugais ne tardent donc pas à débarquer.

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Leur premier voyage semble avoir été largement improvisé, puisqu'ils ignorent tout de la langue et des moeurs nippones. Ils ont emmené un marchand chinois, nommé Wang Zhi, qui ne parle d'ailleurs pas un mot de japonais. Mais il arrive à communiquer par écrit avec un lettré nippon - celui-ci connaît les caractères chinois, même s'il ignore leur prononciation ! « Comme les visages de ces gens sont étranges », écrit le Japonais sur le sable de la plage. Et le Chinois de répondre : « Ces hommes sont des marchands barbares. Ils ignorent le cérémonial des bonnes manières. Ils boivent de l'eau dans un gobelet, ils mangent avec les mains sans se servir de baguettes. Dès qu'ils arrivent en un lieu, ils se mettent à commercer... »

Si les marins portugais, qui bourlinguent sur toutes les mers du globe, ne brillent guère par leurs belles manières, ils sont immédiatement impressionnés par la civilisation nippone et son art de vivre. Un voyageur admire ces « gens bien conformés, blancs et barbus, vêtus de soie et de vêtements presque à notre manière ». Car, à cette époque, on ne perçoit pas les Asiatiques comme des « Jaunes », mais bien comme des Blancs. Dans son Information des choses du Japon (1548), le capitaine Jorge Álvares insiste sur le sens de l'hospitalité et l'affabilité des Japonais ; il admire leurs femmes, « très douces et très tendres » et toujours bien maquillées. De fait, plus qu'aucun autre, ce pays semble exercer un charme réel sur les voyageurs portugais. Ceux-ci apportent cependant dans leurs bagages deux éléments qui vont révolutionner l'univers nippon. L'un est bassement matériel : l'arquebuse. L'autre, hautement spirituel : le christianisme.

Faire parler la poudre

Si le premier voyage des Portugais nous est si bien connu, c'est qu'il a fait l'objet d'un récit sur place : le Teppô-Ki, c'est-à--dire la « Chronique de l'arquebuse ». Le titre dit tout ! Présentés au seigneur de l'île, Tokitaka, deux capitaines portugais font une démonstration de tir avec une arquebuse. Les assistants présents sur place sont abasourdis par la puissance et la précision de cette arme. Leur étonnement est difficilement explicable puisque, depuis le XIIIe siècle au moins, les Japonais ont été confrontés aux armes à feu chinoises. Mais, apparemment, Tokitaka n'en a jamais vu et il ignore tout de la poudre noire, jugée « miraculeuse ». Fasciné, il achète aussitôt - à prix d'or - deux arquebuses et demande à ses meilleurs artisans de les copier, mais la finition de la culasse leur pose problème.

Par bonheur, dès l'année suivante, les Portugais reviennent et, parmi eux, se trouve un forgeron qui va leur expliquer la fabrication. Dès lors, le seigneur de Tanegashima se lance dans la production en série - au point qu'en japonais les arquebuses seront appelées des tanegashima, du nom de l'île - et ces armes se répandent à travers tout l'archipel... comme une traînée de poudre ! Des écoles de tir sont bientôt fondées, comme celle d'Inatomi, où l'on rédige des manuels d'entraînement très perfectionnés. Quelques années plus tard, Oda Nobunaga (1534-1582) entreprend d'unifier le Japon avec une armée très moderne : il remporte la bataille décisive de Nagashino (1575) grâce à un corps de 3 000 arquebusiers. L'unification de l'archipel, achevée en 1603, a été rendue possible par l'emploi massif de la nouvelle arme.

Au contact des Portugais, les Japonais découvrent aussi toutes sortes d'objets manufacturés, comme des horloges, des lunettes d'approche, des instruments de musique. Ils paient avec de petits lingots d'argent, dont le stock semble inépuisable. Le trafic se révèle si lucratif que les Portugais ne tardent pas à développer une nouvelle ligne commerciale reliant Malacca au Japon en passant par le port chinois de Ningbo.

La couronne du Portugal soutient également l'activité des missionnaires, qui suivent de près aventuriers et marchands. Le plus important d'entre eux s'appelle François-Xavier (1506-1552) : cofondateur avec Ignace de Loyola de la Compagnie de Jésus, il s'est embarqué en 1541 pour évangéliser les Indes portugaises. À Malacca, en 1547, il fait la connaissance de Yajirô, un Japonais qui a fui son pays à la suite d'un meurtre. Ce dernier apprend le portugais et se convertit au christianisme sous le nom de Paulo de Santa Fé, avant de devenir jésuite. C'est lui qui fournit à François-Xavier un premier exposé détaillé sur le Japon et ses habitants, qu'il juge prêts à recevoir la foi chrétienne. « Si tous les Japonais sont aussi curieux que l'est Yajirô, c'est assurément de toutes les nations récemment découvertes la plus curieuse », note François-Xavier. En août 1549, le missionnaire débarque donc à Kagoshima (sur l'île de Kyushu) et commence à sillonner le pays, accompagné de Yajirô. Les premiers contacts sont excellents, même si le jésuite éprouve des difficultés à maîtriser la langue nippone - c'est en fait Yajirô qui prêche.

Une brutale fermeture

Comprenant qu'il ne peut rien tirer de l'empereur, dépourvu de tout pouvoir, le jésuite rencontre les seigneurs locaux, qui lui offrent volontiers leur hospitalité. Non sans arrière-pensées, puisqu'en accueillant les missionnaires ils espèrent aussi attirer les marchands portugais. De leur côté, les bonzes bouddhistes ne voient pas d'un bon oeil ces chantres d'une nouvelle religion qui engagent avec eux des controverses théologiques. Cela dit, la mission de François-Xavier est courte : dès 1551, il repart en effet pour la Chine, où il va mourir d'épuisement et de maladie. Quant au fidèle Yajirô, las d'être jésuite, il se fait pirate et disparaît, semble-t-il, lors d'un raid sur les côtes chinoises...

Il n'empêche : la graine est plantée, et les jésuites commencent à convertir massivement les Japonais. En 1563, Ômura Sumitada (1533-1587) est le premier seigneur à recevoir le baptême : c'est lui qui ouvre le port de Nagasaki aux Portugais, avant de le donner à la Compagnie de Jésus (1578). La petite bourgade va dès lors connaître un essor fulgurant et devenir la première ville chrétienne de l'archipel.

Contrairement à ce qui se passait ailleurs dans le monde portugais, où les missionnaires travaillaient à l'ombre des factoreries [comptoirs sous loi européenne] et des forteresses, les jésuites s'immergent dans le monde japonais, en adoptant sa langue et ses moeurs. À l'instar du père Luís Fróis, ils envoient en Europe lettres et traités d'ethnographie et d'histoire qui célèbrent la civilisation nippone. Bref, on assiste à la rencontre de deux cultures, et la fascination est réciproque. À la fin du siècle, on estime que la communauté chrétienne dépasse les 300 000 âmes, ce qui finit par inquiéter nombre de seigneurs : la christianisation ne prépare-t-elle pas l'ingérence des puissances européennes, voire la colonisation de l'archipel ? Tokugawa Ieyasu (1543-1616), qui a achevé le processus d'unification du Japon et pris le titre de shogun en 1603, se met à persécuter le christianisme, qui va être pratiquement éradiqué en quelques années. Les nouveaux maîtres de l'archipel vont aussi le fermer au reste du monde (décret de 1639) et renoncer aux arquebuses, jugées « barbares ». Ainsi s'achève l'étonnante expérience luso-japonaise tout à fait unique en son siècle.

Laurent Vissière

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